Seul en mer, à qui parle-t-on ?
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Le 20 novembre 2024
Naviguer en solitaire suppose de ne plus communiquer avec des êtres humains, ou du moins plus comme avant. Comment la solitude reconfigure-t-elle notre rapport aux autres et à la parole ? François Gabart et Guirec Soudée nous racontent leur expérience.
Article en partenariat avec Philosophie magazine.
Environ deux mois et demi : c’est le temps moyen que le vainqueur du Vendée Globe passera seul en mer. Une expérience de la solitude radicale, que seule la confrontation avec les éléments aquatiques offre dans de telles proportions. Car mis à part les autres concurrents et quelques navires commerciaux, il n’y a pas âme qui vive à des milliers de kilomètres à la ronde... Fragiles atomes humains filant au beau milieu des océans, les marins ne sont pas pour autant des ermites. Sur un bateau aussi, ils parlent. Mais à qui ? Et comment ?
François Gabart : “Le privilège extraordinaire de la déconnexion”
Vainqueur du Vendée Globe en 2012-2013 et de la Route du Rhum en 2014, deux prestigieuses courses en solitaire, François Gabart juge ces moments de solitude « passionnants humainement » car ils permettent de « se retrouver seul face à soi-même ». « Mon téléphone personnel n’est pas connecté quand je suis en mer. Pour communiquer, j’utilise le téléphone du bateau, dont seules quelques personnes possèdent le numéro. Je ne suis pas coupé du monde, mais j’ai des interactions avec mes proches qui me paraissent d’autant plus précieuses qu’elles sont de nature différente de nos communications habituelles. La déconnexion est un privilège extraordinaire du marin. » Les messages personnels jugés non prioritaires s’affichent de nouveau sur son téléphone une fois rentré au port, quelques semaines ou mois plus tard.
Depuis quelques années, les bateaux sont de plus en plus connectés à la terre et les contacts avec les professionnels (équipe, médias, organisateurs…) également plus soutenus. De sorte que la solitude totale est rarement atteinte sur une journée. François Gabart évalue à une petite heure le temps quotidien passé à échanger, « surtout par écrit ». Il lui arrive aussi de se filmer : « Il y a des moments où j’ai besoin de partager mon aventure. Parfois, à l’inverse, je m’enregistre, mais sans envoyer de message, juste pour extérioriser ce que je vis. » Une démarche qui évoque la manière dont Socrate définit la pensée, dans le Théétète : « un dialogue de l’âme avec elle-même ». La pensée avance de manière progressive, par un jeu de questions/réponses que l’on se pose à soi. Seul sur un bateau, ce dialogue intérieur est facilité, d’après le navigateur : « On peut prendre le temps d’élaborer des constructions cérébrales librement. »
« En solitaire sur le bateau, mes interactions avec mes proches me paraissent d’autant plus précieuses qu’elles sont de nature différente de nos communications habituelles »
Le bateau est un autre destinataire potentiel – plus inattendu peut-être : « On est en permanence à son écoute, on se met vite à lui parler. On l’humanise. » Dans ces moments, François Gabart n’hésite pas à intervenir à voix haute : « Par exemple, avant une manœuvre, je peux lui dire : “Oui, ne t’inquiète pas, je ne t’ai pas oublié…” Mais je ne passe pas la journée à lui parler non plus ! » À 41 ans, le skippeur s’apprête à s’élancer dans un tour du monde en équipage, sans escale et sans assistance, pour faire tomber le record du Trophée Jules Verne. « J’ai eu un engagement important en solitaire, qui m’a beaucoup appris. Mais je ne recherche pas la solitude pour elle-même. J’ai hâte d’échanger avec mes compagnons à bord et de continuer d’apprendre grâce à eux. »
Guirec Soudée : “Faire le point sur où j’en suis dans l’existence”
Penser la navigation comme un dialogue avec soi-même, c’est la démarche revendiquée de Guirec Soudée, qui participe à son premier Vendée Globe cette année. « J’ai grandi sur une île ; dès 7-8 ans, j’allais pêcher en mer, sans accompagnement. J’ai besoin de me trouver seul sur un bateau. Je veux réfléchir à ce que j’ai pu accomplir les mois ou les années précédentes, faire le point sur où j’en suis dans l’existence. Quand on est à terre, on n’a pas le temps de se poser ces questions, on court, comme tout le monde. Toutes les grandes décisions que j’ai prises dans ma vie, elles l’ont été après des moments passés au large. » Ancien marin-pêcheur, Guirec Soudée a un profil atypique : il a notamment effectué une double traversée de l’Atlantique à la rame, un tour du monde étalé sur cinq ans et un hivernage de quatre mois au Groenland, où il était prisonnier des glaces.
Ce navigateur de 32 ans se pense autant aventurier (« modeste ! ») que marin. Ses modèles ? Ernest Shackleton, Roald Amundsen, Jean-Baptiste Charcot. « Certes, ces grands explorateurs n’étaient pas forcément seuls, mais ils ne savaient pas où ils allaient, ni combien de temps ils partaient, ni s’ils allaient revenir. Ça force l’admiration. » Lors d’une de ces traversées à la rame, Guirec Soudée a connu un sacré déboire. Après seulement deux semaines sur les flots, il a perdu tout contact avec la terre ferme lorsque son embarcation de 8 mètres s’est retournée. « Pendant 90 jours, plus rien. Toutes mes communications étaient fichues, j’étais parfaitement seul. C’était dur, et en même temps c’était presque un soulagement... Quand j’ai été coupé du monde comme ça, j’ai eu un peu l’impression de revivre ce que ces aventuriers ont vécu, il y a un siècle ou deux. »
« À terre, on n’a pas le temps d’examiner son existence, on court, comme tout le monde. Toutes les grandes décisions que j’ai prises dans ma vie, elles l’ont été après des moments passés au large »
Guirec Soudée n’a pas seulement passé des années seul en mer. Il a aussi eu pour compagnon de route… une poule ! Cet animal, qu’il avait choisi au départ « pour avoir des œufs frais à bord », l’a accompagné dans son tour du monde. Monique, de son petit nom, « est devenue une complice ». « J’avais vraiment l’impression qu’elle m’écoutait quand je lui parlais, je la voyais bouger la tête, me regarder. Lors d’une escale, j’ai dû la laisser seule pendant deux semaines et elle est tombée en dépression, elle a arrêté de manger. » Comme si cette présence l’avait ouvert à d’autres horizons, Guirec Soudée s’est mis à observer les animaux différemment : « Que ce soit une tortue, un dauphin ou un Fou de Bassan, j’avais envie de créer un lien avec. Je me suis ainsi lié d’amitié avec une daurade qui suivait mon petit bateau, Paulette. J’avais perdu 14 kilos, mais j’ai pourtant préféré lui parler et prendre soin d’elle plutôt que de la voir finir dans mon assiette. »
Où commence la solitude ? L’éclairage de Hannah Arendt
Finalement, la question de la communication en mer renvoie à celle de la solitude. Est-il jamais possible d’atteindre un stade complet de solitude ? ou bien toute présence, qu’elle soit matérielle, virtuelle ou animale, est-elle déjà le témoin d’un arrachement à nous-mêmes ? Même si la pensée suppose, selon Platon, « un dialogue de l’âme avec elle-même », ce dialogue est toujours médié par des éléments extérieurs : des contacts téléphoniques, un besoin d’effectuer une manœuvre, une rencontre animalière qui nous émerveille... L’expérience de la navigation en solitaire suppose une attention permanente qui empêche un enfermement en soi, davantage synonyme de méditation ou d’ascèse. Paradoxalement, c’est en allant vers cette solitude que l’attention au monde et à ses beautés semble parfois la plus vive et pleine.
« Il y a trois façons d’être seul(e) : l’isolement, l’esseulement et la solitude »
Une idée qui rejoint une réflexion importante faite par Hannah Arendt dans son ouvrage Questions de philosophie morale. La philosophe distingue trois façons d’être seul(e) : l’isolement, l’esseulement et la solitude. L’isolement survient lorsque « je ne suis ni avec moi-même, ni en compagnie des autres ». C’est une donnée objective, qui peut être positive (si j’ai besoin de travailler) ou douloureuse (les autres risquent de m’oublier). L’esseulement est un sentiment négatif, subi : les autres se détournent de moi alors que je cherche leur compagnie. Il peut s’avérer très dur à supporter. Enfin, par contraste, la solitude est un isolement voulu et apprécié. Elle « implique que, bien que seul, je sois avec quelqu’un (c’est-à-dire moi-même). Elle signifie que je suis deux en un ». Voilà sans doute aussi pourquoi l’art de la navigation en solitaire n’est pas à la portée de tous : pour être bien vécu, il suppose d’arriver à se sentir deux… tout seul !
Propos recueillis par Ariane Nicolas ( Philosophie magazine)
Petite philosophie des tours du monde en solitaire
Si la course autour du monde en solitaire est sans conteste un défi technique et physique, nécessitant un entraînement de plusieurs années, la résistance mentale est souvent l’élément qui fait toute la différence pour arriver au bout de l’aventure !