Qu’est-ce que le “sentiment océanique” ?

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Le 13 novembre 2024

L’écrivain Romain Rolland (1866-1944) a popularisé la notion de « sentiment océanique », qu’il définit comme une expérience religieuse de communion avec le monde. Une affirmation qui a suscité des critiques de la part de Freud. Retour sur le débat entre les deux penseurs et amis.

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En 1927, Sigmund Freud, considéré comme l’un des pères de la psychanalyse, fait paraître LAvenir dune illusion, petit livre critique à l’égard de la religion, dont il adresse un exemplaire à l’écrivain français Romain Rolland, son ami, lauréat du prix Nobel de littérature en 1915. S’ensuit une correspondance enlevée sur l’origine du sentiment religieux chez l’être humain. Ce besoin de croire est-il universel, ancré dans l’esprit de chacun dès la naissance, et donc potentiellement inaltérable ? Ou est-ce une création de la société, une commode « illusion » qui aurait vocation, un jour, à disparaître ?

“Sensation de l’éternel”

Romain Rolland défend la première position. Selon lui, il existe en tout un chacun une sensibilité innée à la religiosité dont il est possible de faire l’expérience à quelques reprises dans la vie, lorsque nous sommes confrontés aux éléments surpuissants, à des phénomènes qui nous dépassent, à des paysages sublimes. Cette aptitude – ou ce besoin – nous donne alors l’impression d’entrer en contact avec une transcendance. Non pas avec tel ou tel Dieu précis de telle ou telle religion, mais avec une présence surnaturelle, surplombante, enveloppante, en laquelle nous semblons nous fondre, comme si le Moi devenait lui-même un grand Tout. L’auteur nomme cette expérience « sentiment océanique », dans une lettre adressée à Freud, le 5 décembre 1927 :

« “J’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse, qui est toute différente des religions proprement dites, et beaucoup plus durable. J’entends par là : – tout à fait indépendamment de tout dogme, de tout Credo, de toutes organisations d’Église, de tout Livre Saint, de toute espérance en une survie personnelle, etc. –, le fait simple et direct de la sensation de l’‘éternel’ (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique)” »

Romain Rolland

La référence à locéan est métaphorique. L’étendue d’eau des océans a un caractère doublement infini, à la fois horizontalement et verticalement, ce qui en fait un paysage fondamentalement à part. L’océan nous fait apercevoir ici-bas une certaine idée de l’infini, attribut propre au divin. Romain Rolland précise, comme pour précéder les critiques de son interlocuteur : « Jajoute que ce sentiment “océanique” na rien à voir avec mes aspirations personnelles. » Il n’entend pas former un plaidoyer pour la religion. Le sentiment océanique a moins trait aux institutions établies, avec leurs interdits et leurs grands récits eschatologiques, qu’à la mystique – le terme de « sentiment océanique » aurait d’ailleurs été emprunté au dévot hindou Râmakrishna. Nul besoin d’avoir été initié à la croyance pour ressentir un tel sentiment : il s’imposerait à l’individu et non l’inverse.

Débat avec Freud

La réponse du psychanalyste se fera dans sa correspondance ainsi que dans son célèbre ouvrage Malaise dans la civilisation (1930). Le 20 juillet 1929, Freud écrit à son ami : « Nattendez pas de Malaise dans la civilisation une appréciation élogieuse du sentiment océanique. Je messaye seulement à la dérivation analytique dun tel sentiment. Je l’écarte pour ainsi dire de mon chemin. Dans quels mondes étrangers pour moi n’évoluez-vous pas ! Je suis fermé à la mystique autant qu’à la musique. » Le décor est posé ! Le 19 janvier 1930, il surenchérit, non sans humour : « Jessaye maintenant de pénétrer sous votre conduite dans la jungle hindoue, dont jusqu’à présent lamour hellénique de la mesure, le prosaïsme juif et lanxiété du petit-bourgeois, mêlés selon je ne sais quelles proportions, mont tenu à distance. »

Freud assure navoir jamais connu la situation décrite par Romain Rolland. Il ne conteste pas l’existence subjective du sentiment océanique. Il est d’accord avec son collègue, qu’il déclare tenir en haute estime, pour dire que le sentiment océanique renvoie à quelque chose de réel dans la manière dont le Sujet se construit : dans son acception psychanalytique de l’existence, cette réalité correspond au stade maternel, in utero, où le Moi n’est pas encore capable de se dissocier du reste de son environnement et qui lui donne donc le sentiment de faire corps avec n’importe quel objet. Freud développe ce point de vue au tout début de Malaise dans la civilisation : « Notre sentiment actuel du Moi nest rien de plus que le résidu pour ainsi dire rétréci dun sentiment dune étendue bien plus vaste, si vaste quil embrassait tout, et qui correspondait à une union plus intime du Moi avec son milieu. »

L’énigme de la croyance

Ce que Freud rejette comme idée, c’est donc l’origine de ce sentiment, sa dynamique. Pour lui, il n’existe pas de sentiment inné au travers duquel l’individu aspirerait à l’absolu.

 

« “Si donc nous sommes tout à fait disposés à admettre l’existence chez un grand nombre d’êtres humains d’un sentiment “océanique”, et si nous inclinons à le rapporter à une phase primitive du sentiment du Moi, dès lors une nouvelle question se pose à nous : a-t-on le droit de considérer ce sentiment océanique comme la source de tout besoin religieux ? Je n’en suis, pour ma part, nullement convaincu. Un sentiment ne peut devenir une source d’énergie que s’il est lui-même l’expression d’un puissant besoin” »

Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1930)

Tel est le point essentiel de sa démonstration. Ces besoins liés à la religion sont, d’après Freud, universels et indépassables, et n’ont aucun lien avec les institutions sociales ou avec la confession spécifique. Ils témoigneraient de l’expression de « besoins infantiles » liés à l’état de dépendance absolue du nourrisson, qui rechercherait une protection dans la figure du père. La croyance religieuse rejouerait cette dépendance de manière imagée, en remplaçant la figure paternelle par celle de Dieu. On retrouve dans ces écrits de Freud la dimension ambivalente du « sentiment océanique » décrite par Rolland : tantôt fantasme de fusion absolue (avec la mère), tantôt cri de détresse et désir de protection par une entité englobante (à savoir le père). Si pour Romain Rolland, il n’est pas possible de se débarrasser de ce sentiment, Freud pense au contraire que devenir adulte revient justement à dépasser ce stade de dépendance et de fusion fantasmée avec le monde.

Quil soit vu comme une expérience mystique ou comme un retour à un état originel de linconscient, le sentiment océanique soulève une question fondamentale : quelle est la nature de notre identité ? Chacun de nous est-il un individu autonome absolument séparé de son prochain, ou bien faisons-nous toujours partie d’une réalité plus vaste avec laquelle nous sommes nécessairement, tous, en relation ? Pour reprendre les termes de Freud, « nous touchons ici au problème plus général de la “conservation des impressions psychiques” », c’est-à-dire de la manière dont nous gardons, adultes, des traits hérités de notre toute petite enfance. Un problème qui n’est toujours pas tranché, mais qui permet de penser de manière profonde et stimulante l’énigme ancestrale de la croyance.

Par Ariane Nicolas ( Philosophie magazine)

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