« L’immensité sur ma tête et l’immensité sous mes pieds » : l’océan conté par Chateaubriand
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Le 30 octobre 2024
Né à Saint-Malo, ville bretonne où il est également enterré, Chateaubriand est sans doute l’un des écrivains français à avoir écrit les plus belles pages sur la mer et la navigation. Florilège.
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En 1791, l’écrivain François-René de Chateaubriand (1768-1848) effectue un voyage vers les États-Unis, laissant derrière lui Saint-Malo et la Révolution française. Il en relate la beauté et le côté insensé dans plusieurs ouvrages : Voyage en Amérique, Génie du christianisme et ses célèbres Mémoires d’outre-tombe.
“Mesure confuse de la grandeur de notre âme”
Bien entendu, Chateaubriand ne navigue pas en solitaire mais accompagné d’un équipage. La nuit, lorsque le bateau fend un plan horizontal où l’eau et le ciel finissent par se confondre, est l’occasion de méditations quasi cosmiques. « Pour tout bruit on entendait le froissement de la proue sur les flots, tandis que des étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long des flancs du navire. Dieu des chrétiens ! c’est surtout dans les eaux de l’abîme et dans les profondeurs des cieux que tu as gravé bien fortement les traits de ta toute-puissance : des millions d’étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, la lune au milieu du firmament, une mer sans rivages, l’infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais tu ne m’as plus troublé de ta grandeur que dans ces nuits où, suspendu entre les astres et l’Océan, j’avais l’immensité sur ma tête et l’immensité sous mes pieds ! »
L’océan, dont la profondeur abyssale est imperceptible, semble le revers de la grandeur du ciel, comme si la Terre n’était plus ronde et que le navigateur filait entre deux infinis, témoignant ainsi de la fragilité de la condition humaine. Comme souvent chez Chateaubriand, auteur romantique qui aime user de métaphores maritimes dans ses œuvres, le paysage extérieur renvoie au paysage intérieur : l’océan est à la fois « désert » et « abîme », « mesure confuse de la grandeur de notre âme ». « Ainsi se croisent dans les vents et sur les flots les inconstantes destinées humaines ; riantes ou funestes, le même abîme les porte et les engloutit », écrit-il encore. Perdu au milieu de nulle part, résistant à la houle, le marin a le pressentiment d’une submersion finale, inéluctable : celle de sa propre mort. Même protégé par l’équipage, il fait l’expérience de son indépassable solitude à bord : « Je ne suis rien : je ne suis qu’un simple solitaire. »
Les moissons de la mer
Pour autant, l’auteur sait aussi célébrer les joies et les vertus proprement océaniques. Chateaubriand compare notamment le matelot à un laboureur qui planterait son soc dans l’eau – l’élément liquide remplaçant l’élément solide dans son imaginaire. En cela, les gens de la mer semblent bien plus ancrés dans le monde qu’il n’y paraît : « Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont différentes, il est vrai : le matelot a mené une vie errante, le laboureur n’a jamais quitté son champ ; mais ils connaissent également les étoiles et prédisent l’avenir en creusant leurs sillons. À l’un, l’alouette, le rouge-gorge, le rossignol ; à l’autre, la procellaria, le courlis, l’alcyon, — leurs prophètes. Ils se retirent le soir, celui-ci dans sa cabine, celui-là dans sa chaumière ; frêles demeures, où l’ouragan qui les ébranle n’agite point des consciences tranquilles. » Avec la navigation viennent l’humilité, l’attention au monde, l’ardeur à la tâche. La vie prend un sens.
« Avec la navigation viennent l’humilité, l’attention au monde, l’ardeur à la tâche. La vie prend un sens »
L’écrivain raconte aussi un événement qui l’émeut particulièrement : la rencontre avec un autre bateau, au large. « La plus belle des aventures, quand on n’est pas en quête de terres et de mers inconnues, est la rencontre de deux vaisseaux. » Il relate, admiratif et quelque peu amusé, le rituel en pareille situation : l’observation à la longue-vue, le remue-ménage des matelots à l’approche du navire, le hissage de pavillon, les voiles qu’on « cargue [relève] à demi », les capitaines qui hurlent au porte-voix le nom de leur embarcation et s’enquièrent des détails de la course de leur homologue. Une rencontre aussi intense et inattendue qu’éphémère… Car déjà, il faut poursuivre son chemin. « Le temps emporte et sépare les voyageurs sur la terre, plus promptement encore que le vent ne les emporte et ne les sépare sur l’Océan ; on se fait un signe de loin : à Dieu, va ! Le port commun est l’Éternité. »
Sur un bateau, il est des rencontres moins fugaces que celles de voyageurs croisés au hasard, et qui marquent à vie. À bord de son vaisseau qui l’emmène à Philadelphie, Chateaubriand retrouve par hasard un homme avec qui il avait déjà vogué vers les Açores, un certain Francis Tulloch, « jeune Anglais d’une excellente famille, qui s’était nouvellement converti à la religion romaine ». « Nous nous liâmes d’une tendre amitié. » Aspirant prêtre, mais aussi peintre, musicien, mathématicien, parlant plusieurs langues, ce passager fait forte impression sur l’écrivain catholique – qui tente toutefois de le détourner quelque peu de sa foi romaine ! Dans ses Mémoires, Chateaubriand mentionne une lettre que Francis Tulloch lui envoie, trente ans après avoir effectué leur voyage. Les deux hommes se revoient cette fois sur la terre ferme, à Londres. « Il ne s’est point fait prêtre : il est resté dans le monde ; il s’est marié ; il est devenu vieux comme moi ; il n’a plus d’arrière-pensée dans les yeux : son roman, ainsi que le mien, est fini. »
Propos recueillis par Ariane Nicolas ( Philosophie magazine)
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