Le bateau, cette « hétérotopie » qui fait mousser l’imagination
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Le 23 octobre 2024
Pour le philosophe Michel Foucault, le bateau est une « hétérotopie », c’est-à-dire un lieu totalement atypique qui change notre rapport aux autres et à l’action. Éclairage.
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Catamaran, dériveur, bachot, pirogue, caravelle, monocoque, Optimist, quatre-mâts, clipper, quillard… Il y a mille et une façons de voguer sur les flots. Mais quel que soit le modèle de navire choisi, il existe une constante : impossible de se passer de son embarcation. Le bateau est le premier et indispensable compagnon de tout navigateur.
Dès que l’on pose un pied dessus, on sent toutefois que ce moyen de locomotion ne procure ni les mêmes sensations, ni les mêmes pensées que les transports terrestres. Bien sûr, il y a l’odeur, l’air libre, le tangage, le bruit, le vocabulaire, qui diffèrent de ceux côtoyés en voiture ou à bord d’un train. Mais l’aspect parfaitement circonscrit du bateau combiné à la liberté insensée qu’il offre dans les déplacements autour du monde fait de lui un espace à la nature véritablement à part.
Miroir des utopies
Quelle est cette spécificité du bateau ? On en trouve une explication tout à fait éclairante dans l’œuvre de Michel Foucault. Le philosophe français, connu notamment pour Les Mots et les Choses (1966) ou Surveiller et Punir (1975), s’est intéressé au bateau en tant qu’espace social et à la place qu’il occupe au sein de nos imaginaires. Dans une conférence donnée au Cercle d’études architecturales le 14 mars 1967, intitulée « Des espaces autres », il qualifie le bateau d’« hétérotopie », un néologisme forgé en miroir de la notion d’« utopie ».
« L’aspect parfaitement circonscrit du bateau combiné à la liberté insensée qu’il offre dans les déplacements en fait un espace véritablement à part »
« Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel, écrit Foucault. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels. » En grec ancien, topos signifie « lieu » et -u est un préfixe privatif. Les philosophes et les écrivains inventent ainsi des utopies (« non-lieux ») pour proposer à leurs contemporains des contre-modèles de société, plus paisibles, libres et justes. La plus célèbre du genre est sans doute celle du penseur britannique Thomas More (1478-1535), Utopia, qui imagine au XVIe siècle la découverte d’une société idéale sur une île lointaine, à une époque où l’Angleterre connaît de graves troubles politiques.
Michel Foucault oppose ces utopies, situées hors du temps et de l’espace communs, à des « hétérotopies », qui sont, elles, bien ancrées dans notre monde. « Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés ; des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables […] Je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. »
Le bateau, vecteur d’imagination de la Modernité
Pour étayer ce qu’il entend par « hétérotopie », Foucault fixe deux balises, deux « types extrêmes de l’hétérotopie » que l’on retrouve – du moins jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle – aux confins de la société : les maisons closes et les colonies. La fonction des premières est de « dénoncer comme plus illusoire encore tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée » : la maison close nous tend le miroir de notre propre enfermement quotidien, elle révèle « l’illusion » de notre liberté. Le rôle des secondes est de « créer un autre espace, aussi parfait, méticuleux et bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon ». Foucault parle ici de fonction de « compensation », avec là encore l’idée selon laquelle une hétérotopie agit comme un principe inversé des « espaces réels » dans lesquels les citoyens évoluent au quotidien.
« Le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer »
Foucault est un penseur des marges et des entraves imposées par le pouvoir aux individus. Dans son optique, le bateau échappe à ces logiques de contrôle habituelles. Il permet de vivre ici et maintenant en dehors des carcans, de faire l’expérience temporaire d’une autre vie. « Le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer. »
Le bateau n’est certes ni une maison close, ni une colonie ! Il évolue symboliquement entre ces deux extrêmes, mais partage avec ces hétérotopies la fonction de faire mousser l’imagination. À ses auditeurs, Foucault assure : « Vous comprenez pourquoi le bateau a été pour notre civilisation, depuis le XVIe siècle, à la fois le plus grand instrument de développement économique et la plus grande réserve d’imagination. Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux, les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires. » Cette approche montre que le bateau est un objet ambivalent, à la fois coque de survie tangible pour le navigateur solitaire et véhicule vers d’autres mondes mentaux. Il est un voyage en soi et nous incite à regarder le monde autrement, à imaginer des possibilités de vie qu’il est impossible d’envisager sur cet « espace restant » qu’est la terre ferme.
Propos recueillis par Ariane Nicolas ( Philosophie magazine)
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