Laurence Devillairs : « En mer, on réalise que le Moi est insignifiant »

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Le 16 octobre 2024

La philosophe Laurence Devillairs, autrice d’une "Petite Philosophie de la mer" (La Martinière, 2022) et de "La Splendeur du monde" (Stock, 2024), éclaire en passionnée des océans les enjeux philosophiques de la navigation, à l’occasion de l’exposition « En solitaire autour du monde », qui se tient à partir du 16 octobre au musée de la Marine, à Paris.

Les philosophes se sont-ils intéressés à la navigation ? Sait-on si certains aimaient prendre le large ?

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Portrait de Laurence Devillairs, philosophe, le 9 octobre 2023 © Joanna Tarlet-Gauteur/Signatures

Laurence Devillairs : Des philosophes marins, à ma connaissance, il n’y en a pas. En revanche, des philosophes qui ont connu des fortunes de mer, oui ! Descartes, notamment, a failli trouver la mort sur un bateau, après avoir été attaqué par des pirates en mer de Hollande. Heureusement, il s’est défendu épée à la main et s’en est sorti. Avant d’entamer mes recherches pour mon essai Petite Philosophie de la mer, je croyais que cet élément naturel était un grand oublié de la philosophie. La discipline me semblait plutôt envahie de métaphores de terriens : le sol, la marche, la course constituent des images fortes pour penser certaines notions. En réalité, la philosophie est truffée de métaphores maritimes. Et les philosophes y ont recours pour décrire rien de moins que la condition humaine. Ainsi, à la question « qu’est-ce que c’est qu’être un homme ? », Pascal écrit dans ses Pensées que c’est être comme un naufragé qui, s’étant endormi, se réveille sur une île déserte. Épictète, dans ses Entretiens, rapproche l’existence humaine d’un voyage en mer – un voyage où l’on pourrait choisir le pilote, les matelots, le jour de départ, le but de l’expédition… mais pas les jours de tempête ! Il en déduit l’idée stoïcienne selon laquelle on ne doit pas chercher à agir sur ce qui ne dépend pas de nous.

Au-delà des métaphores, en quoi l’expérience de la navigation est-elle unique ?

La mer, c’est l’Ailleurs, avec un grand A. Au large, quand la côte commence à disparaître, on est immédiatement confronté à ce qui ne nous ressemble pas. On fait une expérience tout à fait unique car on comprend que, contrairement à la terre, la mer n’est pas faite pour nous et nous ne sommes pas faits pour elle. Elle n’a pas besoin des êtres humains, elle constitue un monde en soi, avec son rythme, ses vagues et sa houle. Entrer en contact avec la mer ou l’océan suppose un changement d’état, cela nous transforme intimement. C’est le seul endroit où nous n’ayons pas d’autre choix que d’évoluer sur le plan horizontal, ce qui peut être déstabilisant. On perd alors tout repère. Cet espace renvoie à l’idée d’infini, et l’infini emporte avec lui la peur, la fascination et le mystère. Et puis, il me semble que l’expérience de la navigation transforme aussi notre rapport aux choses. Sur terre, on a un esprit de propriétaire. Le marin, lui, ne cherche pas à posséder, à mettre un bout de serviette sur la plage et dire : « C’est à moi ! » Il répond au désir d’honorer ce qu’on ne maîtrise pas. La mer est un érème, c’est-à-dire un espace non habité, qui ne porte pas ou peu l’empreinte des hommes. C’est comme un sanctuaire : on franchit un seuil au-delà duquel plus rien ne nous appartient. Cet érème dégage une splendeur unique… mais il peut être également terrifiant !

« “Naviguer, c’est toujours un processus alchimique qui vous épure, vous déleste de l’inutile. On fait l’expérience de quelque chose comme son âme” »

Laurence Devillairs

Ce sanctuaire n’est plus tout à fait intouché…

Nous avons exploré et exploité la terre jusqu’à saturation et commençons aussi à saccager ces contrées maritimes, ce qu’il faut dénoncer avec force. Mais je crois que la mer représente encore la dernière frontière, pour l’être humain. Le vrai sauvage, la « Grande Sauvagerie », The Wild, n’existe plus que dans les mers et les océans. J’aime beaucoup ces cartes anciennes où l’on peut lire l’indication en latin hic sunt dracones : « Là sont des dragons. » Ça veut dire quoi en réalité ? « Là est l’inconnu, là est le blanc sur les cartes. » Même si aujourd’hui, le globe est cartographié de part en part, ce qui ôte un peu de la magie à la découverte, il reste toujours de l’inconnu, de la surprise, de l’inouï. Plus encore que le merveilleux, ce qui me touche profondément, c’est ce qui existe sans aucun rapport à moi, c’est l’étrange ou l’étranger, ce qui n’a pas besoin de moi pour être, ce qui est autre que moi. Quand je repense à ce hic sunt dracones, je me dis que le plus beau, c’est de préserver du blanc sur nos cartes.

Quelle différence voyez-vous entre la navigation en solitaire et avec équipage ?

Un bateau, habituellement, c’est une petite société qui vogue, avec ses codes, ses règles, ses manières de parler et de délibérer. Il y a une hiérarchie, le capitaine est tout-puissant. Je n’ai pas l’étoffe d’une grande navigatrice, hélas, mais je sais que quand vous naviguez seul(e), au contraire, vous observez une suspension totale de tout le social. Le monde disparaît et la relation à soi-même en est elle-même changée. On sent que c’est la mer qui commande, et qu’il faut être humble. On réalise alors que le Moi, auquel on tient tant, est insignifiant. Ma petite personne, l’attachement à ce que je pense être, à ce que je voudrais être, à l’image que je voudrais donner, toutes ces choses paraissent artificielles quand on navigue en solitaire. Naviguer, c’est toujours un processus alchimique qui vous épure, vous déleste de l’inutile. On fait l’expérience de quelque chose comme son âme. Ce mot d’« âme » est ancien, certes, mais il témoigne du fait qu’il y a quelque chose en nous comme un cœur ardent, qui n’a pas cédé et qui nourrit notre amour du monde. La beauté resplendissante de la mer nous guide dans cette voie. Je ne compte plus les fois où, en mer, j’ai eu les larmes aux yeux devant tant de beauté !

Quand on navigue en solitaire, faites-vous remarquer, on n’est jamais complètement seul, puisqu’on fait corps avec son bateau.

C’est vrai – le bateau constitue un monde à part entière qu’il faut d’abord découvrir et avec lequel on est ensuite amené à composer. On pourrait dire que le bateau est une « hétérotopie », au sens que Michel Foucault donne à ce mot : un lieu clos, enclavé même, qui a ses propres règles. Très vite, quand j’embarque sur un bateau, je noue une relation avec lui. Je le sens vibrer, je l’entends claquer au vent, respirer, tinter. J’ai l’impression qu’il a sa vie propre. J’aime l’entendre respirer. Je sais que ma vie en dépend, que je ne dois jamais me détacher de lui. « Une main pour soi, une main pour le bateau », dit la formule. J’aime l’idée que sans cette hétérotopie, je ne serais rien face à l’immensité de la mer.

« Le vrai sauvage n’existe plus que dans les mers et les océans. Le plus beau, c’est de préserver du blanc sur nos cartes »

Laurence Devillairs

La navigation offre aussi de belles rencontres !

Dans l’imaginaire comme dans le monde réel, la mer et l’océan sont peuplés de créatures parfois indécelables et qui peuvent surgir à tout moment. Souvent, quand j’évoque mes voyages maritimes, on me dit : « Ah, mais tu ne t’ennuies pas ? On ne voit rien, au beau milieu de la mer. » C’est faux ! On ne voit rien de ce à quoi on est habitué. La première rencontre en bateau se fait avec la beauté de la nature. Le jeu de la lumière sur les vagues, leur puissance musculeuse, l’infinie élégance du gris en mer du Nord, le ciel grand ouvert… C’est sans pareil. La seconde rencontre, ce sont les animaux. Quand tout d’un coup, vous voyez une baleine, un dauphin, un banc de poissons ou juste une mouette, c’est comme une révélation, un petit miracle ! Vous prenez conscience que vous coexistez avec ces espèces, que le monde est à nous tous, au sens large. Enfin, la rencontre peut aussi être humaine. Il existe une vraie communauté de marins, la proximité s’instaure d’emblée. Elle n’a pas besoin de beaucoup de mots mais elle est rendue possible parce qu’en mer, au fond, on parle tous le même langage.

Vous écrivez, en reprenant la formule du poète Joachim du Bellay : “Il faut imaginer Ulysse malheureux après un long voyage.” Pour quelles raisons ?

Dans la pensée grecque, Ulysse est heureux parce que chez les Grecs, ce qui est infini ou indéfini n’est pas à désirer, ce qui n’a pas de limites est conçu comme un défaut, une faillite. Un voyage qui n’aurait donc pas de fin serait comme un supplice. Je vais à rebours de cette conception ancienne : il faut, au contraire, imaginer Ulysse malheureux à son retour, parce que notre condition de terrien n’est pas la plus heureuse qui soit. Je ne suis pas certaine qu’il faille absolument un port, un lieu où il nous faudrait nous enraciner. Il existe un bonheur d’essence maritime qui est très puissant, non sédentaire, qui relève d’une certaine façon d’une vie nomade. Ce que l’on croit constituer des abris, comme nos maisons, nos habitudes, nos certitudes, ne le sont peut-être pas. Il faudrait accepter sa condition de voyageur, que rien ne retient vraiment. À titre personnel, je n’aime rien moins que revenir sur terre après une période de navigation. Je me sens naufragée, démunie. La mer me manque, de manière presque amoureuse : son corps, sa chair, son souffle, son odeur... De retour sur terre, j’ai l’impression d’être en prison, enfermée, amoindrie. J’ai le mal de terre, je me sens en exil, prise d’une nostalgie de mer. J’aimerais bien avoir des conseils de marins pour me dire comment ne pas être une naufragée sur terre !

Propos recueillis par Ariane Nicolas ( Philosophie magazine)

Petite philosophie des tours du monde en solitaire

Si la course autour du monde en solitaire est sans conteste un défi technique et physique, nécessitant un entraînement de plusieurs années, la résistance mentale est souvent l’élément qui fait toute la différence pour arriver au bout de l’aventure !

En savoir plus sur l'exposition

Paris

En solitaire autour du monde

Du 16/10/2024 au 26/01/2025

Grand public