Attention, danger ? Trois grands navigateurs relatent leur plus grosse frayeur en mer
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Le 05 novembre 2024
Naviguer en solitaire suppose d’affronter seul(e) les dangers de la navigation. Comment la mer change-t-elle notre rapport à la peur, à la prise de risque… et à la mort ? Isabelle Autissier, Titouan Lamazou et Éric Bellion se livrent.
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Isabelle Autissier : “C’est la seule fois de ma vie où j’ai eu le sentiment d’impuissance complète”
Isabelle Autissier : En 1997, j’ai vécu une tempête assez exceptionnelle lors du Vendée Globe, quand je me suis déroutée pour tenter d’aller sauver le navigateur canadien Gerry Roufs. Il y avait 90 nœuds de vent, la force d’un ouragan. C’était très impressionnant. Surtout, c’est la seule fois de ma vie où j’ai eu le sentiment d’impuissance complète. J’avais fait ce qu’il fallait pour tenter de mettre le navire en sécurité, mais après c’était un peu « mektoub », je ne pouvais plus faire grand-chose... Cela aurait pu mal se terminer pour moi, comme ça s’est mal terminé pour Gerry. Par la suite, j’ai fait deux fois naufrage, mais la situation était différente. Là, je pouvais faire quelque chose, je n’avais pas la même approche face au danger. Tant que je peux faire quelque chose, je suis sûre que je ne suis pas morte. Psychologiquement, c’est essentiel. La clé de tout ça, c’est la préparation : on peut mettre en œuvre un certain nombre de techniques auxquelles on a pensé avant. On est préparé. Une fois, dans un tour du monde en solitaire (BOC Challenge) en 1994, mon bateau a fait un tonneau. Il démâte, les safrans se cassent, une partie du pont est arrachée. Je prends un seau, j’essaie de vider le bateau, je démonte les couchettes, je fabrique une sorte de tente avec des voiles pour bloquer les vagues. Je mets ma combinaison de survie, j’amène un stock de nourriture à l’arrière, la balise de détresse... Je suis active. J’ai attendu une vingtaine d’heures avant de voir le premier avion, mais je me suis dit : « Bon, ça va le faire ! »
« Si l’on veut rester vivant et s’accomplir, il faut envisager les problèmes. Je ne connais rien qui ne fasse jamais mal et jamais peur »
J’ai l’impression qu’il y a deux hémisphères dans le cerveau et que dans ces moments, il y en a un à qui l’on dit : « Tais-toi. » Pour autant, je ne cherche pas ces situations un peu chaudes. Je ne considère pas une seconde que la prise de risque fasse partie du plaisir de naviguer. Je fais ça pour le bonheur et pas pour me trouver dans la mouise ! Mais je sais que ça peut arriver. J’ai commencé la navigation en solitaire à 14 ans sur le dériveur de mes parents, j’allais sur l’île d’en face qui était à un quart d’heure de bateau. Puis j’ai gagné en expérience. J’ai toujours été quelqu’un de prudent. Je crois que les marins ont une approche de la réalité, et en particulier de la réalité de la nature, différente de celle des terriens. On sait qu’on ne peut pas changer la nature. Si le vent vient d’une direction qui ne nous va pas, si les vagues ont une hauteur qui nous déplaît, on peut toujours pleurer, crier, rien n’y fera. Notre rapport à la vie et à la mort en est forcément changé. Se mettre en phase de situation potentiellement mortelle constitue sans doute un bon exercice dans la vie, y compris sur Terre. Si l’on veut rester vivant et s’accomplir, il faut envisager les problèmes. Comme dans toutes les entreprises de la vie, il y a des moments qui font un peu mal et des moments qui font un peu peur. Je ne connais rien qui ne fasse jamais mal et jamais peur.
➤ Isabelle Autissier est navigatrice et écrivaine. Première femme à avoir accompli un tour du monde en solitaire lors d’une compétition, elle est notamment l’autrice de Soudain, seuls (Stock, 2015) et du Naufrage de Venise (Stock, 2022). Militante écologiste, elle est également présidente d’honneur de WWF-France.
Éric Bellion : “J’ai été saisi par la peur de mourir, mais après coup”
Éric Bellion : Je me suis fait une grosse frayeur pendant le Vendée Globe 2016-2017. J’ai affronté une tempête au large du Portugal, avec des vents de 82 nœuds (150km/h) quasiment avant d’arriver, comme si l’océan me réservait la dernière épreuve alors que je pensais avoir laissé tous les dangers derrière moi. Mon bateau a fait un « départ à l’abattée », c’est-à-dire qu’il s’est couché, sauf que l’un des cordages qui tenait le mât a été arraché. J’ai donc dû monter sur le mât, qui était à l’horizontale, pour reprendre le contrôle, alors que ça soufflait énormément. La manœuvre, très périlleuse, a duré une trentaine de minutes. Étrangement, dans l’action je n’ai pas eu peur. J’ai hurlé, certes ! « Non, noooon ! » Mais je n’ai pas paniqué. Je me suis souvenu d’un geste appris en plongée, qu’on appelle le « poing fermé » : dans un moment difficile, on arrête tout, on se concentre, on procède méthodiquement. Je me suis dit : « Il te faut tes chaussures, ton harnais, une lampe, ce type de cordage. D’abord, te protéger. » La peur est montée une fois le bateau mis en sécurité. Là, j’ai vraiment été saisi par la peur de mourir, mais après coup. J’ai compris que j’avais traversé un moment très chaud. Ensuite, le vent est passé de 150km/h à 100km/h, ce qui est encore beaucoup, mais en comparaison, je me suis presque mis à apprécier cette petite tempête !
« L’idée qu’on peut mourir pendant une course fait partie de l’équation dès le départ »
Même si l’on est très préparé, on va dans le pur inconnu. On ne sait pas comment la mer va nous accueillir, si l’océan va nous laisser passer, si le bateau va tenir. Et oui, j’y vais pour ça aussi, pour me confronter à ces incertitudes et ces dangers potentiels. Mon premier Vendée Globe, je l’ai même fait pour me battre avec ma peur, comme un exercice. J’avais l’image que les marins étaient des humains à part. Je pensais que pour devenir un homme, au sens presque viril du terme, il fallait se mesurer à l’endroit le plus hostile à l’être humain, à savoir l’océan. Et puis je me suis aperçu qu’en fait, c’était absurde ! Car la peur gagne toujours. Il faut plutôt s’en faire une amie. Je n’ai pas vraiment de technique pour apprivoiser la peur ; la seule chose qui m’accompagne, ce serait un tatouage maori que j’ai fait faire aux îles Marquises, sur mon avant-bras droit – le bras de l’action. Il y a deux images : une déferlante (symbole de la peur chez les Maoris) et l’étoile (symbole de la connaissance). La seule crainte qui continue de me tourmenter, quand j’y pense, c’est celle d’être dépassé, de me pétrifier comme dans les phares d’une voiture en cas d’alerte. J’ai vu cette peur une fois dans les yeux de mon père, lors d’une sortie en bateau, quand j’étais enfant. J’espère ne jamais la ressentir à mon tour.
➤ Éric Bellion est navigateur, écrivain et réalisateur. Il est notamment connu pour avoir effectué un tour du monde avec 45 personnes porteuses de handicap entre 2003 et 2006, et établi le record mondial de navigation handi/valide en 2010. Après une première participation au Vendée Globe en 2016-2017, où il est arrivé 9e (premier bizuth), il s’élance de nouveau pour l’édition 2024-2025, à bord du bateau Stand as One.
Titouan Lamazou : “L’extrême concentration est le meilleur remède contre ces affres”
Titouan Lamazou : Il m’est arrivé d’avoir peur en bateau, mais de manière fugace, des petites frayeurs qui durent un quart de seconde ou deux, pas plus. Le navire est soudainement retourné par une vague, comme un choc violent en voiture. D’après moi, l’association de la navigation en solitaire au danger, cette dramatisation, est une idée convenue. Je la comprends, parce qu’on n’est pas des poissons, l’univers maritime n’est pas naturel à l’être humain. Quand vous partez dans les mers du Sud et que vous savez que vous aurez quarante jours à tenir avec cette houle impressionnante et une météo exécrable, il y a de quoi avoir les jetons ! Mais le risque ou le danger sont partie intégrante de la séduction d’une épreuve telle que le Vendée Globe. Lorsqu’à notre peur nous opposons du courage, il n’y a rien de plus gratifiant : la plupart des marins y reviennent ! Il me semble que cette rhétorique est surtout exploitée par les communicants à terre. On ne peut pas leur en vouloir. C’est l’époque. Les marins ne prennent pas de risques inconsidérés, ce sont des personnes raisonnables. Je considère même que l’on ne peut pas être plus en sécurité au monde que lorsqu’on est seul au milieu de l’océan à bord de son bateau – pour peu qu’il soit un bon bateau et que l’on sache s’en servir. Si l’homme est vorace prédateur de la nature, il est aussi le pire ennemi pour lui-même. Il n’y a pas d’hommes au milieu de l’océan. Je vois davantage la mer comme une alliée, un cocon protecteur de l’écosystème auquel nous appartenons.
« L’association de la navigation en solitaire au danger, cette dramatisation, est une idée convenue »
Pendant le Vendée Globe, en 1990, ce qui m’angoissait le plus était de ne pas remporter la course ! Je redoutais Jean-Luc Van Den Heede, Loïck Peyron ou Philippe Poupon, qui étaient par ailleurs de bons copains, davantage que les déferlantes du grand sud… J’ai connu la mer tard, à l’âge de 18 ans. Peu après, je côtoyais les meilleurs marins du grand large, et je me suis pris au jeu de la compétition. Lors de ma première épreuve en solitaire autour du monde, j’ai ressenti ma seconde place sur le podium comme une humiliation ! J’ai connu alors la hargne de « la gagne ». J’ai vécu aussi la situation très confortable du sportif de haut niveau que je n’avais jamais connue auparavant ni n’ai plus jamais éprouvée par la suite : l’absence de doute. Un objectif unique et concret dans la vie : franchir une ligne d’arrivée et de préférence en tête. Le risque, la peur de mourir sont dilués par cette obstination. L’extrême concentration est même le meilleur remède pour se prémunir contre ces affres et ces éventualités. Pourtant dans le fond, si l’on est sûr d’une seule chose ici-bas, c’est que cela va prendre fin. Il est tout de même étrange que notre seule certitude en ce monde soit ce qui nous fasse le plus flipper ! Pour tout vous dire, ce que je préfère faire dans la vie, c’est de dormir. Il m’arrive fréquemment de m’y employer quatre ou cinq fois par jour. De courtes siestes comme au temps de mes navigations en solitaire. La perspective de la mort, d’aller dormir une fois pour de bon, devrait alors être désirée comme une douceur incommensurable. Une suprême récompense.
➤ Titouan Lamazou est navigateur, peintre et écrivain. Premier vainqueur du Vendée Globe en 1990, champion du monde de course au large en 1991, il se consacre désormais surtout aux voyages et à la peinture. À l’occasion du Vendée Globe 2024-2025, il expose ses toiles au musée de l’abbaye Sainte-Croix des Sables-d’Olonne, jusqu’au 2 mars 2025.
Propos recueillis par Ariane Nicolas ( Philosophie magazine)
Petite philosophie des tours du monde en solitaire
Si la course autour du monde en solitaire est sans conteste un défi technique et physique, nécessitant un entraînement de plusieurs années, la résistance mentale est souvent l’élément qui fait toute la différence pour arriver au bout de l’aventure !