Charles Giusti : « Les Terres australes et arctiques françaises (TAAF) »

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#Enjeux stratégiques #Environnement #Histoire

Le 27 mars 2023

Du 24 juin 2022 au 5 mars 2023, le musée célébré à Brest le 250e anniversaire de la découverte des archipels Crozet et Kerguelen par la France, à travers l’exposition « Voyages en Terres Australes. Crozet & Kerguelen, 1772-2022 ». A cette occasion il a interviewé le préfet, Charles Giusti, ancien administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF).

Pouvez-vous nous en dire plus sur l‘histoire de ces territoires d’Outre-mer, et ce qui s’y passe aujourd’hui ?

L’histoire des Terres australes et antarctiques françaises est liée aux deux grands moteurs qui motivent les hommes : l’utopie et la gloire.
Il existe depuis l’Antiquité le mythe d’un grand continent, appelé Terra Australis Incognita, censé équilibrer les masses terrestres de l’hémisphère nord. Ce mythe a notamment été entretenu par les récits de voyages de navigateurs, dont le Français Binot Paulmier de Gonneville au XVIe siècle. Alors parti en direction des Indes orientales, il aurait fait un voyage fantastique au sud de la planète, perdu dans une tempête au large du cap de Bonne-Espérance, et aurait vécu six mois sur une terre de cocagne. Plus tard, Jean-Baptiste Bouvet de Lozier (1706-1788) découvre une terre recouverte de neige et de glace, l’île de Bouvet au sud de l’Atlantique, à la même latitude que le Cap Horn. C’est la première matérialisation, en tout cas pour les Français, de ce grand continent austral.
Par ailleurs, dès la fin du XVe siècle, commence la période des grandes découvertes et la recherche de routes commerciales vers l’Inde. 1492 : Christophe Colomb touche l’Amérique ; 1498 : Vasco de Gama découvre le Cap de Bonne Espérance et une route vers les Indes. Trente ans plus tard, les expéditions se poursuivent et certains territoires, désormais rattachés aux TAAF, sont découverts : en 1522, Elcano, lieutenant de Magellan, découvre l‘île d’Amsterdam. Les Portugais découvrent quant à eux plusieurs des îles Eparses, dans le Canal du Mozambique : Bassas da India, Juan de Nova.
Les explorations se poursuivent et le commerce s’organise avec la Compagnie des Indes. A la suite de la Guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) puis de la guerre de Sept Ans (1756-1763), la France essuie de lourdes défaites à terre et sur les mers, avec la perte de territoires en Amérique du Nord et en Inde, et cherche de nouveaux territoires à conquérir. Dans ce contexte, en 1771, le roi de France demande à Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec et Marc Joseph Marion du Fresne de partir à la recherche du fameux continent austral.
La 1ere expédition de Kerguelen part pour rallier l’île de France (actuellement l’île Maurice), suivie par celle de Marion du Fresne. A seulement 3 semaines d’intervalle, l’un comme l’autre font des découvertes d’archipels, distants de près de 1500 km. Marion du Fresne découvre le 24 janvier 1772 ce qui est devenu l’archipel Crozet, du nom de son second, et Kerguelen découvre au bout de 30 jours de navigation l’archipel Kerguelen, le 12 février 1772. Ce dernier ne pose pas le pied à terre et rentre en France rendre compte au roi de cette découverte, une terre qu’il imagine et surtout annonce comme pleine de richesses. Lors de sa seconde expédition, ordonnée par le roi, force est de constater qu’il a découvert non pas un continent mais une île, grande comme la Corse, loin de répondre à cette image idyllique. Il tombe en disgrâce au retour de son deuxième voyage, lui qui avait été surnommé le « Christophe Colomb français »…
Au XIXe siècle, les Français, sans doute déçus par ces terres désolées et lointaines, les délaissent. Les archipels Kerguelen et Crozet deviennent des terrains de chasse pour les phoquiers et les baleiniers, notamment américains et britanniques. Les mammifères marins sont à l’époque très convoités, chassés pour répondre aux besoins en huile de l’industrie et de l’éclairage publique.
Ce relatif désintérêt perdure jusqu’à la fin du XIXe siècle, jusqu’à une expédition scientifique en 1874 organisée pour observer le passage de Vénus devant le Soleil. C’était un événement scientifique majeur car il devait permettre aux scientifiques de mesurer la distance entre la terre et le soleil. Sont organisées à l’époque 3 expéditions anglaise, américaine et allemande. Ce n’est qu’en 1893 que des avisos de la Marine nationale font escale dans les îles Kerguelen et Crozet, réaffirmant la souveraineté de la France sur ces territoires. Après la Seconde guerre mondiale, en 1949, une résolution à l’Assemblée nationale invite le gouvernement à y réaffirmer la présence française. Dès 1950, des bases permanentes sont implantées, à Amsterdam et à Kerguelen, puis en 1964 à Crozet. Il s’agissait initialement de missions d’observation météo, qui seront ensuite dédiées plus largement à la science.
Aujourd’hui, la réserve naturelle nationale des Terres australes françaises, dont Crozet et Kerguelen sont deux joyaux, est un réservoir naturel terrestre et marin exceptionnel, un observatoire unique pour permettre à la science d’étudier la biodiversité et l’impact planétaire des changements climatiques.

L'exposition " Voyage terres australes" est une coproduction inédite avec le musée, quelles ont été les prémices de ce projet et la nature de cette collaboration ?

Affiche de l'exposition "Voyage en terres australes" Agrandir l'image : Affiche de l'exposition
Conception graphique de l'affiche : Justine Gaxotte
Photographie : Bruno Marie insularis@me.com, Gravure : Les isles de glaces, vues le 9 janvier 1773, planche issue de James Cook, 1778.

Tout cela est parti d’un constat, que j’ai fait lors d’un premier déplacement dans les Terres australes en novembre 2020, peu de temps après ma prise de fonction. A Kerguelen, j’ai découvert de nombreux objets issus des activités humaines (scientifiques, phoquiers, baleiniers, etc.), un patrimoine à valoriser. Par ailleurs, il y avait ce rendez-vous du 250e anniversaire de la découverte de l’archipel de Crozet et des îles Kerguelen. C’était une belle occasion de mettre en lumière ces territoires français, ces terres du bout du monde et leur histoire : les grandes explorations, les tentatives d’exploitation économique, la science, la protection de l’environnement… J’ai reçu un accueil très favorable de Vincent Campredon, qui a cru en ce projet et avec lequel nous avons monté cette idée d’exposition, au musée national de la Marine à Brest. Je l’en remercie pour cela.

On va parler un peu plus de l’exposition. Quel est le propos de cette exposition ? Quel est son lien avec Brest, où elle est présentée ?

C’est une approche historique, puisque l’on retrace la découverte des archipels Crozet et Kerguelen. C’est aussi l’histoire maritime qui y est associée, avec le récit des grandes découvertes et expéditions jusqu’aux enjeux de l’implantation humaine dans des territoires particulièrement désolés. C’est ce qui est illustré avec quelques objets, comme un chaudron dans lequel les phoquiers faisaient fondre des quartiers de viande des éléphants de mer pour en tirer l’huile, les premiers équipements météo utilisés sur place, etc. Ce sont des témoins de la conquête par l’homme de ces territoires à des fins économiques puis scientifiques.
Et pourquoi Brest ? Brest est une ville qui a vu partir beaucoup de grandes navigations : celles de Bougainville, la 2e expédition de Kerguelen, Lapérouse, ou encore plus récemment la 1ere expédition pour l’Antarctique du commandant Charcot, et où sont encore implantées des institutions majeures de l’exploration scientifique polaire, comme l’Institut polaire Français Paul-Emile Victor (IPEV). Il semblait à la fois naturel et évident de réaliser cette exposition au musée national de la Marine à Brest, dans ce magnifique château où sont abritées une partie de ses collections, pour raconter ces histoires maritimes et ces grandes expéditions.

Quels sont les enjeux de ces territoires antarctiques et subantarctiques français pour la planète ?

L’enjeu est clairement environnemental. La biodiversité des Terres australes françaises est exceptionnelle. Y cohabitent 250 espèces - ce qui peut sembler relativement peu, comparé à ce que l’on peut trouver dans les Iles Eparses, par exemple dans le Canal du Mozambique en zone tropicale, où l’on recense près de 5000 espèces différentes -, de dizaines de millions d’individus. Nous nous situons dans une zone où il y a peu de terres émergées. Ces territoires sont un refuge pour les mammifères marins et les oiseaux de mer (albatros, pétrels, manchots) pour se reproduire. Par ailleurs, les fronts subantarctiques et polaires concentrent une grande richesse de ressources permettant d’alimenter la chaine trophique, du plancton aux prédateurs, en passant par les poissons, les calamars, etc. C’est en cela que les TAAF constituent un sanctuaire de biodiversité exceptionnelle qu’il s’agit de préserver.
Enfin, il s’agit d’un puits de carbone, car la présence de micro-organismes capte le carbone, qui est ensuite emprisonné par la mer et le fond des mers.
Voilà en quoi ces territoires, et les espaces maritimes qui les entourent, sont si importants pour la planète. Et les Terres australes et antarctiques françaises ont pour missions à la fois de protéger ces espaces et ce patrimoine naturel exceptionnel, mais aussi d’accueillir des scientifiques afin d’étudier cette biodiversité et les effets du changement climatique, dans des territoires sans population permanente.
Il convient de souligner que les Terres et mers australes françaises sont le plus grand bien naturel inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO.

En tant que partenaire de premier plan du musée national de la Marine, vous connaissez l’ambition du futur grand musée maritime. Quel pourrait être selon vous son rôle, notamment auprès des jeunes générations ?

Le musée a une mission extraordinaire et compliquée : comment faire connaître, faire aimer la mer à des Français qui ont un esprit plutôt continental ? Tabarly disait : « la mer, c’est ce que les Français ont dans le dos quand ils sont à la plage ». Il y a cet enjeu essentiel de porter la connaissance de la marine, des mers, vis-à-vis de nos concitoyens.
Il faut aussi se confronter à la problématique de faire venir ce public, et comment y parvenir ! Si l’on n’est pas parisien, brestois, lorientais, toulonnais, il est moins naturel de se rendre dans les différents sites du musée national de la Marine. La question est de parvenir à aller au contact de tous les Français, et surtout des jeunes, pour leur faire connaitre les enjeux attachés aux océans, à leur préservation, et à l’économie bleue qui peut être parfaitement durable. C’est cela qu’il faut partager et faire connaître aux nouvelles générations, grâce aux collections extraordinaires du musée national de la Marine. Il y a là un réel enjeu de médiation, de transmission !

Les interviews du musée national de la Marine

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