Isabelle Autissier - Francis Vallat : "Notre avenir s'écrit dans l'océan"
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Le 06 février 2023
Isabelle Autissier et Françis Vallat nous ont accordé une interview autour de leur livre "Notre avenir s’écrit dans l’océan"
Isabelle Autissier
Navigatrice, scientifique, présidente d’honneur de WWF France, Isabelle Autissier, est aussi écrivain et conteuse.
Ingénieur agronome et spécialité halieutique, elle étudie la science de l’exploitation des ressources de la mer. Chercheuse puis enseignante, Isabelle Autissier construit un bateau et rêve de naviguer. En 1991 elle se consacre totalement à la course au large, relève le défi du Vendée Globe et devient la première femme à faire le tour du monde en solitaire réalisant son rêve d’enfant. Après 15 ans de course au large elle décide d’arrêter, et se tourne alors vers l’écriture et la protection de l’environnement. Elle est élue en 2009 à la présidence du WWF France.
Francis Vallat
Armateur international pendant 30 ans, Francis Vallat fonde en 2006, le Cluster Maritime Français qui rassemble tous les acteurs de l’écosystème maritime, de l’industrie aux services et activités maritimes de toutes natures.
En 1990, il demande publiquement que soit déclarée la guerre aux navires poubelles. Il est depuis président d’honneur du Cluster maritime et de l’institut Français de la Mer. Elu président de SOS Méditerranée en 2016, il reste 3 ans à la tête de l’association et accompagne la structuration des opérations durant les 32 mois en mer de l’Aquarius. Il est depuis membre du conseil d’administration et président d’honneur.
Isabelle Autissier, navigatrice, scientifique, présidente d’honneur de WWF France et Francis Vallat, ancien armateur, précédemment président de SOS Méditerranée, aujourd’hui président d’honneur de l’Institut français de la mer et du Cluster Maritime Français nous livrent dans « Notre avenir s’écrit dans l’océan » leurs clés d’analyse et de solutions sur l’avenir de notre planète bleue. Ces deux personnalités bien différentes partagent une même passion profonde pour la mer et nous disent l’ampleur, l’urgence à agir, mais aussi l’espoir qui nous tend les bras.
« Depuis 4 milliards d’années, la vie vient de l’océan. Les êtres humains doivent tout à l’océan. »
L’avenir de l’humanité s’écrit-il vraiment dans la sauvegarde des océans ?
Un vent nouveau souffle sur la maritimisation de plus en plus forte de nos politiques comme de nos concitoyens. Ils manifestent un intérêt de plus en plus marqué pour la mer, ses richesses, ses bienfaits comme sa fragilité.
Isabelle Autissier : « Je ne suis pas aussi optimiste que cela et ne suis pas sûre qu’un vent nouveau souffle vraiment. Comme toujours, on parle de la mer mais il ne se passe pas grand-chose pour le moment. Ceci mis à part, est-ce que notre avenir s’écrit dans l’océan ? Oui. Depuis 4 milliards d’années, la vie vient de l’océan. Les êtres humains doivent tout à l’océan. Aujourd’hui, on lui doit une très grande partie de notre climat équilibré, de notre alimentation ; pour 2 milliards de personnes, en particulier des petits pêcheurs et communautés locales, c’est la seule source de protéines. On lui doit tout ce qui fait le commerce. On lui doit une part importante de la biodiversité, n’oublions pas que l’océan représente 90 % de la biosphère, c’est-à-dire l’endroit où la vie peut se développer. On lui doit 50% de l’oxygène que nous respirons, grâce au plancton. Donc nous lui devons plein de choses ! Ajoutons à cela tout ce que nous ne savons pas et que nous commençons à trouver : les énergies marines, les hydroliennes et éoliennes en mer, ainsi que toutes les biotechnologies et le côté médical pour lequel la biodiversité marine, que nous connaissons très peu, est telle que nous avons un champ de travail infini. C’est d’ailleurs en partie l’objet de ce qu’il se discute en ce moment à l’ONU avec le BBNJ (Conférence intergouvermentale sur la protection de la biodiversité en haute mer). Donc oui, évidemment, l’avenir de l’homme a toujours été lié à l’océan ».
Francis Vallat : « C’est vrai qu’il y a un intérêt beaucoup plus marqué pour la mer, qui n’intéressait personne il y a quelques décennies. Cela est une bonne chose, mais n’est cependant pas encore suffisant pour que cette prise de conscience se transforme en actions à la hauteur de l’enjeu. Oui bien sûr, l’avenir de l’humanité s’écrit dans l’Océan, ce n’est absolument pas un slogan. La mer est de plus en plus l’avenir de l’humanité sur le plan économique, donc social et humain. Face à l’épuisement des ressources terrestres, elle représente une formidable voie possible de développement sous réserve qu’elle ne soit pas abîmée. Les transports des marchandises se font à 90% par voie de mers à l’international, le nombre de molécules qu’on y trouve est infini, la pharmacologie, la cosmétologie, l’alimentation, les nouvelles énergies, l’eau avec le dessalement, les câbles sous-marins qui permettent 99% de nos télécommunications, les richesses minérales, à tous ces égards et à bien d’autres encore la mer est notre avenir. Mais en même temps, elle est très menacée cette mer qui représente notre passé, notre présent, et donc notre futur puisque c’est elle qui a permis et permet à l’homme d’exister sur la terre. Sait-on par exemple que 60% de l’air que nous respirons provient de la mer (bien plus que toutes les forêts, Amazonie comprise) ? Que les océans absorbent de 20 à 30% des gaz nocifs que nous émettons ? Cela veut dire que si les océans sont gravement malades, voire pire encore meurent, l’humanité est condamnée. Beaucoup de gens n’en ont pas assez conscience ! Or l’Océan est un monde fragile et limité. Toutes les activités humaines mettent en péril la machinerie climatique directement. Par exemple les émissions de gaz absorbées acidifient la mer, donc menacent la faune et la flore, et en particulier le plancton, indispensable même s’il ne se voit pas. De la même manière, les 10 millions de tonnes de plastique, issus de notre consommation, déversés chaque année dans la mer sont un fléau majeur. Aujourd’hui nous n’avons plus le choix : la survie de la planète, et donc de l’humanité, passe par l’océan. En gardant en tête que nous ne sauvegarderons les générations futures qu’avec le soutien des générations présentes qui elles-mêmes ont besoin de vivre décemment, et donc que le défi ne pourra être gagné contre l’homme mais avec lui. En sachant aussi que 2,5 milliards d’habitants nouveaux vont arriver sur terre dans les décennies à venir, et que cela supposera un minimum de croissance. Autrement dit, pour concilier chances et contraintes le développement durable maritime n’est pas juste une option, il est impératif, dans ses deux dimensions indissolublement liées : développement et durabilité.
« La mer est de plus en plus l’avenir de l’humanité sur le plan économique, donc social et humain »
Quel est votre rapport à la mer ?
I.A. : « Il est triple, sans préférence. ll est d’abord scientifique, étant ingénieur agronome halieute, métier que j’ai exercé pendant 11 ans. Après, je dirais qu’il relève de l’intérêt. C’est un milieu que je trouve attirant, amusant, bizarre, inconnu, qui permet de nombreuses expérimentations, d’aventures, de réflexions. J’ai aussi une affinité émotionnelle : je trouve cela beau, inspirant, j’aime le bruit de la mer contre la coque, le bruit du vent dans les voiles, les mouvements du bateau, la couleur de l’eau, la course des nuages, croiser des baleines. Et puis il y a un intérêt culturel puisque la mer a beaucoup inspiré, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Dans mes romans, la mer et les marins sont toujours très présents. Donc tout me retient, pas plus un domaine qu’un autre. »
F.V. : « C’est un rapport total, sans concession, sans nuances. J’aime la mer sous toutes ces formes, qu’elle soit calme ou en tempête, quelle que soit sa couleur. Un paradoxe car je dois être le seul homme de mer du Limousin ! Toutes les histoires de mer me fascinent et m’inspirent. Et puis nous venons nous-mêmes de la mer, tandis que dans l’histoire et la philosophie, elle représente la vie plus que tout. Mais comme le dit Isabelle, elle n’est pas notre propriété. On l’a reçue, il faut la transmettre, intacte. »
« La survie de la planète, et donc de l’humanité, passe par l’océan »
Comment la jeunesse peut-elle retrouver foi en l’avenir ?
Le constat alarmiste sur le réchauffement climatique et la destruction de la biodiversité, sans oublier la pandémie et d’autres crises probablement à venir, suscitent de réelles inquiétudes, voire un certain découragement, quant aux prochaines décennies que nous allons vivre. Pourtant il existe des solutions.
I.A. : « La jeunesse n’a pas de question à se poser. Elle est obligée d’avoir foi en son avenir. Je ne minimise pas les difficultés de la vie d’un certain nombre de jeunes en France mais ils ne sont pas sous les bombes ni sous une dictature, ils ne sont pas dans un pays du Sahel où on ne mange pas, où on ne boit pas. Ce sont des jeunes hommes et des jeunes femmes qui ont des difficultés mais qui ont beaucoup de moyens pour s’en sortir. Donc il faut qu’ils les saisissent. Effectivement, la crise climatique et la crise de la biodiversité, auxquelles j’ajouterais la pollution, sont des enjeux mondiaux pour nos sociétés. Si on continue sur la logique de « nous n’avons pas d’avenir en tant que société organisée telle que nous sommes actuellement », je ne dis pas que l’humain disparaitra mais en tout cas nos sociétés disparaitront telles qu’elles existent à relativement brève échéance. Mais rien n’est écrit et tout est une question d’organisation économique et politique. Ce sont des questions que les humains sont parfaitement à même de régler. Ils se sont organisés d’une certaine manière et peuvent très bien en changer. C’est compliqué mais indispensable. Donc moi je vois plutôt le verre à moitié plein : c’est une formidable occasion pour la jeunesse ! Même avec les dangers que cela représentent, j’adorerais avoir 20 ans aujourd’hui, la jeunesse est en charge d’inventer le nouveau monde. C’est assez angoissant mais passionnant. Il faut inventer de nouvelles façons de vivre, une nouvelle économie, de nouveaux rapports politiques, de nouveaux métiers, de nouvelles technologiques… Beaucoup de choses sont à inventer, le facteur angoissant est celui du temps. Il faut faire vite, mais quelles perspectives géniales ! »
F.V. : « Comme c’est dit dans le livre, le constat est effectivement très inquiétant. Mais je fais partie des optimistes raisonnables, ou en tout cas des combattants. J’ai plusieurs raisons d’y croire. La première est que la prise de conscience est vraiment en train de se faire. Or, à partir du moment où on est conscient, on devient responsable et on agit. Le premier ministère de l’environnement en France date d’il y a à peine 50 ans « seulement » et ça paraissait un gadget, mais aujourd’hui la préoccupation environnementale est partout et fait partie de tous les critères décisionnaires. La véritable question est le rythme, il faut agir vite ! La deuxième raison qui donne foi en l’avenir réside dans certaines leçons du passé. Je fais partie de la génération qui a connu la diminution apparemment inéluctable de la couche d’ozone, entrainant l’accélération du réchauffement climatique. C’était un problème tellement immense qu’on ne voyait pas par où commencer, ou comment le régler. C’était désespérant. Or, quelques années plus tard, le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) a rendu un rapport, en 2019, qui montre que la couche d’ozone se reforme et qu’à l’horizon 2050-60 elle sera totalement reconstituée. Ce résultat est encourageant car il a bien été dû à l’action des hommes au-delà de tous les scepticismes. Autre exemple : la disparition des dégazages en mer dans les eaux européennes. Il y a 20-30 ans, les bateaux jetaient toutes leurs eaux usées en mer, les résidus de mazout etc. Une catastrophe environnementale. En tant qu’armateur et avec l’Institut Français de la Mer, j’ai fait partie des premiers à se battre contre cela, avec et en soutien des autorités européennes (la Commission a été remarquable) et nationales, et aujourd’hui, dans nos eaux européennes, il en reste 3 par an alors qu’ils en existaient 50 par semaine ! Les médias devraient mettre ces résultats positifs davantage en valeur pour redonner de l’espoir. Nous pourrions citer beaucoup d’autres exemples avec toutes les mesures prises au niveau de la sécurité maritime, de la lutte contre les pollutions, la création de l’Agence européenne pour la sécurité maritime et la réalisation de conventions OMI, qui encouragent au changement puis l’imposent, même si c’est encore trop lent. Au niveau du transport maritime, moi qui pensais que la complaisance allait gagner, avec les bateaux poubelles etc., je suis aujourd’hui convaincu que la qualité va l’emporter, avec en plus le pavillon français au premier rang des bons élèves. On lance aussi des programmes internationaux comme la « Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques » ou le programme Startfish pour la protection des océans au niveau européen, qui va débuter en juin prochain. Toutes ces initiatives mondiales ou régionales, encore impensables il y a quelques décennies, doivent donner de l’espoir. Il ne faut pas se complaire dans la désespérance et il faut se battre ! »
Quelle place devra avoir Le musée national de la Marine rénové et que pensez-vous qu'il pourra apporter à notre pays ?
I.A. : « Placer l’océan comme étant central dans la vie des hommes me parait intéressant. D’abord en créant une ouverture, en se rapprochant par exemple d’institutions comme le Museum d’Histoire Naturelle pour illustrer la manière dont physiquement et biologiquement l’océan est à la base de la vie des hommes, a fait une place aux hommes et en fait toujours une. Le deuxième serait de mettre en lumière comment au fil des siècles, l’homme a utilisé, aménagé mais a aussi célébré et protégé les océans. Montrer donc toutes ces interactions et la place de l’océan dans nos vies de manière concrète. Je me souviens du musée : c’est bien de voir des astrolabes du XVIIe siècle, c’est intéressant, mais si c’est juste pour voir de vieux objets dans une vitrine, cela ne dit pas tellement quel est le rapport de l’humain à l’océan, cela ne parle pas beaucoup. Ça va me parler à moi qui m’intéresse à l’histoire maritime et qui me mets dans la peau des marins du XVIIe siècle, mais un gamin de 18 ans qui écoute du rap, cela ne va rien lui dire. Or, c’est à lui qu’il faut s’adresser, en lui expliquant par exemple pourquoi ce sont des métiers d’avenir pour lui, pourquoi s’il n’y a pas de plancton il ne va pas bien respirer, pourquoi 90% de ce qu’il a chez lui a pris le bateau. Il faut ramener cela à des choses que les gens vont vraiment pouvoir comprendre et toucher du doigt. Donc effectivement, le musée peut amener sa pierre, ça vaut le coup ! »
F.V. : « UNE PLACE CENTRALE, essentielle, vivante, tournée autant vers notre époque que vers le passé ! Je sais d’ailleurs que c’est ce que prévoient et bâtissent le directeur et toutes les équipes du Musée. Je m’en réjouis profondément. Le fait de le voir bientôt s’ouvrir à tous, d’être interactif, de participer à sa manière aux problématiques de l’époque, d’être contemporain et engagé, était et est une nécessité. Bien sûr sans renoncer à exposer et expliquer notre histoire maritime qui est si belle, ni à l’histoire des océans. Donc il faut concilier le passé, le présent et l’avenir, de toutes façons très imbriqués. Ce doit être un musée d’autant plus ouvert, que le XXIe siècle sera le plus maritime de l’histoire de l’humanité ! En tant qu’ancien membre du conseil d’administration, connaissant un peu le dossier, je suis convaincu que la place d’un musée de la marine, de la mer et des océans n’aura jamais été autant justifiée. Et c’était vraiment le bon moment de le transformer, et de le faire aussi bien, pour réaliser cette magnifique ambition.